Brève histoire constitutionnelle suisse

(1798-1848)



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La Confédération suisse (nom officiel actuel ; titre et art. 1er Cst) n'apparaît, sous l'angle du « droit international », qu'à la signature des Traités de Westphalie (qui mirent fin à la guerre de Trente Ans1 et rétablirent l'ordre dans les affaires religieuses et politiques de l'Europe), singulièrement celui de Münster du 24 octobre 1648 : l'existence même des cantons, et leurs alliances, seulement tolérées par le Saint Empire romain germanique jusqu'alors, n'avaient jamais fait l'objet de quelconque « reconnaissance »2.

En 1798, après que les Confédérés se furent montrés incapables de procéder aux réformes souhaitées par le Directoire3, les quinze mille Français du général Brune envahissent, sous un prétexte assez futile, le canton de Berne, et la ville tombe, le 5 mars (malgré certains faits d'armes courageux, et avant que ses prudents Confédérés ne se soient décidés à lui porter secours !). Le 28 mars, le citoyen Lecarlier, commissaire civil du Directoire français, convoque les députés des cantons, dans la ville d'Aarau que la Diète vient d'abandonner, pour qu'ils y prennent connaissance de leur nouvelle constitution ! Il faut dire que la population urbaine était plutôt favorable à cette intervention (mais la Suisse centrale avait décidé de résister avant de se soumettre après un combat très meurtrier près de Rotenturm le 2 mai 1798 ; et mille cinq cent cinquante Nidwaldien succomberont ensuite de leur insurrection de septembre4).

La constitution du 12 avril 1798, que Brune avait emmenée dans ses coffres, c'est, à peu de choses près, la constitution du 5 fructidor an III (22 août 1795), celle-là même qui a introduit en France la période du Directoire. On la désigne du nom de Première Constitution helvétique et le régime qu'elle inaugure sera, pour cinq ans, la République helvétique, « une et indivisible ». Son gouvernement est un Directoire de cinq membres, son parlement est bicaméral et le suffrage est censitaire. Les cantons5, dont le nom et le nombre changent, ne sont plus que des divisions administratives appelées préfectures6. Les libertés de religion, de la presse, d'établissement et d'industrie et l'égalité des citoyens sont proclamées.

« Habitants de l'Helvétie, vous offrez depuis deux ans un spectacle affligeant », s'écrie l'homme de Saint-Cloud7, le 30 septembre 1802. C'est vrai qu'ils ne surent s'entendre ni éviter les coups d'Etat et la guerre civile. Cela aboutira à l'Acte de Médiation du 19 février 1803 : « Je serai le Médiateur de vos différends », ajouta le Consul à vie8. Il dit encore : « La nature a fait votre Etat fédératif. Vouloir la vaincre ne peut pas être d'un homme sage » (où l'on voit que le génie politique consiste parfois à formuler gravement une évidence, en ayant l'air de faire une découverte ; car c'était une évidence, qu'un pays où voisinaient deux confessions, trois ou quatre langues, vingt traditions diverses, et où surtout manquait une vraie capitale comparable, toutes proportions gardées, à Paris, Londres ou Vienne, s'accommoderait mieux d'un certain particularisme que d'institutions totalement centralisées).

L'Acte de Médiation institua dix-neuf cantons9 et un pouvoir central (par une Diète10, du nom de l'organe central de l'Ancien Régime). A chaque canton sa Constitution. Les campagnards reviennent à leur landsgemeinde, les urbains à un système aristocratique et corporatiste modéré. Dans chaque canton un parlement, le Grand Conseil élu au suffrage censitaire, ou une Landsgemeinde, et un gouvernement, le Petit Conseil.

Ainsi, sous l'Ancien Régime la Suisse11 était une confédération d'Etats, sous l'Helvétique un Etat unitaire et devint, pour la première fois, Etat fédératif sous la Médiation (structure qu'elle choisira définitivement — et souverainement ! — en 1848).

Le rétablissement de l'autonomie cantonale fut généralement applaudi, mais pas l'autre trait de la Médiation, qui est l'assujettissement de la Suisse à la France. L'Acte de Médiation, c'est l'aménagement juridique d'un « protectorat » français (les dix-neuf constitutions cantonales et la constitution fédérale — textes sommaires : à peine quelques articles organiques — sont incluses en un seul acte écrit par la France — en français ! — sans que l'avis des autorités suisses fût demandé ! l'indépendance de la Suisse y est affirmée, mais nullement sa souveraineté ! et les « protégés » devront servir chaque année quatre régiments de quatre mille soldats et, dans le blocus continental, sacrifier leurs plus belles industries).

Le jour vint enfin où le Médiateur perdit une grande bataille12. C'est la Restauration et, pour la Suisse, le régime du Pacte fédéral arrêté le 8 septembre 1814 et juré par tous les cantons le 7 août 1815. Le Pacte tient compte de la Déclaration du Congrès de Vienne concernant les Affaires de La Suisse, du 20 mars 1815, fixant en particulier les points suivants : Berne reçoit, pour la compensation de ses pertes (bailliages de Vaud et Argovie, qui deviennent cantons), la ville de Bienne et la majeure partie du territoire du prince-évêque de Bâle (Jura et Jura bernois d'aujourd'hui). Le Valais, inclus dans l'Helvétique, puis détaché en 1802, adhère au Pacte, comme Neuchâtel13, principauté prussienne14 depuis 170715, épargnée par l'Helvétique et la Médiation, mais cédée à la France après la bataille d'Austerlitz (Traité de Schönbrunn du 15 décembre 180516) et gérée17 dès lors pour le compte du maréchal Alexandre Berthier18 qui la reçoit de l'empereur ; comme Genève, enfin, annexée à la France dès 1798 comme préfecture d'un département du Léman19.

Le nouvel Ancien Régime diffère à deux égards de celui d'avant 1798. D'une part, il n'y a plus qu'un pacte pour réunir vingt-deux membres (vingt-quatre si l'on tient compte de la division d'Unterwald et d'Appenzell). D'autre part, tous ces membres sont égaux. Mais, autrement, cette nouvelle Confédération ressemble fort à l'ancienne. En particulier démocratie et séparation des pouvoirs ne sont plus qu'un souvenir : le pouvoir revient aux aristocrates et aux corporations et les libertés individuelles sont derechef restreintes.

Mais les idées libérales et radicales poursuivront le chemin commencé au siècle passé et concrétisé par les événementsde 1789 à 1815, ce qui ne manquera pas de créer des désordres dans tous les cantons et d'inquiéter la Diète.

Par exemple à Neuchâtel, deux insurrections républicaines furent matées par les partisans du roi de Prusse, en septembre et décembre 1831, la première fois même avec le secours de la Diète, qui paraissait craindre des complications internationales. Les conflits furent politiques (libéraux/radicaux contre conservateurs partisans de l'Ancien Régime), mais également sociaux : à Schwyz et à Bâle, la campagne se souleva contre la ville. A Schwyz, la Diète dut occuper tout le pays (1er août 1833) pour empêcher la sécession. A Bâle, la Diète n'intervint curieusement qu'après que la Ville eut été battue (bataille de Pratteln, le 3 août 1833) et la séparation en deux demi-cantons se trouva ainsi consacrée dans le sang.

A partir de 1830, sans doute sous l’influence des événements parisiens20, de nombreux cantons (plutôt radicaux : radicalement libéraux !) se « régénèrent », soit adoptent une constitution républicaine : les cantons « régénérés »21.

Et les conflits prirent un tour confessionnel dans les années quarante, qui se traduisit notamment par la fermeture de huit monastères22 (d'où il paraît que venait tout le mal) par le Grand Conseil argovien majoritairement libéral. Quatre d'entre eux23 furent rouverts, sous la pression de la Diète24, mais l'épreuve de force se poursuivit, l'accent passant désormais des couvents en général à l'ordre particulier des Jésuites. Les Jésuites, dont l'œuvre suscitait des réactions diverses chez les catholiques eux-même, étaient la bête noire des radicaux. C'est vrai qu'ils avaient d'autres opinions (ils étaient clairement du côté des conservateurs25). Mais on leur reprochait surtout d'obéir, en toutes matières, à Rome plutôt qu'aux autorités civiles du pays qu'ils habitaient26. Aussi, quand les Lucernois décidèrent de leur confier leur enseignement supérieur, en octobre 1844, la colère fut-elle grande dans le camp des régénérés. Plusieurs cantons proposèrent à la Diète de voter l'expulsion de l'Ordre27. A Berne, à Soleure et en Argovie, la colère tourna même à la fureur. Comme ils ne pouvaient déterminer la Diète à prendre des mesures illégales, les radicaux de ces cantons résolurent d'agir seuls. Avec la complicité des autorités, ils organisèrent, en décembre 1844 et mars 1845, deux expéditions armées de « corps-francs » contre Lucerne, au plus complet mépris de l'art. 5 du Pacte fédéral. L'une se termina par une débandade, la seconde, sous la conduite du Bernois Ulrich Ochsenbein, par une sanglante déroute.

Jusqu'ici, les Etats catholiques étaient restés dans les limites de leur droit. Mais maintenant, poussés à bout, ils vont commettre une illégalité à leur tour. Le 10 décembre 1845, Lucerne, Uri, Schwyz, Obwald, Nidwald, Zoug, Fribourg et le Valais renforcent leur solidarité naturelle par un lien juridique en concluant un traité particulier, un Sonderbund, en cinq paragraphes. Ce Sonderbund était contraire au Pacte fédéral pour plusieurs raisons, par exemple parce que la Ligue prévoyait une procédure de secours mutuels différente de celle du Pacte et instituait une autorité spéciale (le Conseil de Guerre). Mais c'est surtout par son esprit que la Ligue violait le Pacte. Elle établissait une alliance séparée et exclusive à l'intérieur de l'alliance confédérale. Or une pareille alliance est toujours incompatible avec l'idée confédérale. Enfin, certains ligueurs cherchaient des appuis en Autriche28.

Lorsque le Sonderbund parvint à la connaissance de la Suisse régénérée, semble-t-il en juin 1846, une Diète extraordinaire fut aussitôt convoquée à Zurich où les cantons radicaux proposèrent de dissoudre la Ligue. Les douze voix nécessaires29 ne furent réunies qu'en mai 184730.

Le 20 juillet, à Berne, douze cantons31 condamnent l'alliance catholique. Sur leur lancée, ces mêmes cantons votent le renvoi des Jésuites le 3 septembre 1847. De leur côté, les Etats catholiques demeurent inflexibles dans leur résolution : ils maintiendront le Sonderbund et garderont les Jésuites et, pour bien montrer qu'il ne badine, leur Conseil de Guerre lève une armée de trente mille hommes qu'il place sous le commandement du général de Salis-Soglio (protestant !). La Diète non plus ne plaisante pas, car c'est bien l'existence même de la Suisse qui est en cause. Elle équipe donc cinquante mille soldats32, dont elle confie la direction au général Dufour (catholique !). Les manœuvres commencent le 4 novembre. Dufour les mène habilement. Fribourg, isolée, tombe le 14. Zoug, exposée, capitule le 21. Abandonnée par ses chefs, Lucerne se rend trois jours plus tard33. Les autres alliés, avant la fin du mois. La guerre dura trois semaines et fit cent treize tués.

La Diète nomma une commission de 21 membres34 (dont Ochsenbein, président de la Diète en 1847-1848, et Druey) chargée de reviser le Pacte. Elle commença ses travaux en février 1848 et, encore enhardie par la chute de Louis-Philippe35, les acheva le 8 avril déjà. Le projet sera arrêté définitivement le 27 juin 1848 par la Diète36.

Nous sommes donc en présence d'un projet qui a recueilli la majorité des voix de la Diète, mais nullement leur totalité. Ce projet pourrait-il se substituer au Pacte fédéral ? Le Pacte de 1815 n'indique pas comment il faut le reviser. Mais il est généralement admis qu'il établit une confédération d'Etats dont les membres demeurent souverains ; que cette souveraineté s'exprime juridiquement dans le fait qu'aucun canton ne peut se voir imposer des engagements qu'il n'a pas acceptés ; et que, par conséquent, le Pacte, qui contient des engagements des cantons, ne doit être modifié qu'avec l'assentiment de chacun d'eux.

Si l'on admet que le Pacte de 1815 ne pouvait être revisé qu'à l'unanimité, on voit mal ce que signifie légalement la décision du 27 juin 1848. Tout au plus apparaît-il que treize cantons ont exprimé l'opinion, dénuée de valeur juridique, que le projet méritait de remplacer le Pacte.

Cependant, la Diète ne s'embarrassa pas de ces scrupules formalistes. Elle ajouta tout simplement au projet quelques dispositions transitoires, dont les deux premières sont fondamentales :

Art. 1er : Les cantons se prononceront sur l'acceptation de la présente constitution fédérale suivant les formes prescrites par leur constitution [...]
Art. 2 : Les résultats de la votation seront transmis au directoire fédéral pour être communiqués à la Diète, qui prononcera si la nouvelle constitution est acceptée.

La dernière proposition (la relative) est capitale. Ainsi, c'est la Diète elle-même qui, à la majorité, décidera si le projet lui paraît avoir été assez favorablement accueilli pour être promulgué.

Le projet passa dans quinze cantons et demi. Mais tous ces suffrages n'ont pas le même poids. Par exemple, cinq Bernois sur six restèrent à la maison. A Lucerne, on dut mettre ensemble — comme si souvent dans ce siècle ! — les abstentionnistes et les acceptants. A Fribourg, le Grand Conseil (radical) adopta lui-même le projet, n'osant le soumettre au peuple.

Le 12 septembre 1848, la dernière Diète de notre histoire, de nouveau réunie à Berne, prit connaissance de ces résultats. Avec satisfaction, elle constata que les partisans de la constitution représentaient une population totale d'environ un million neuf cent mille personnes, tandis que les adversaires n'avaient derrière eux que trois cent mille âmes (il s'agissait, on l'a deviné, de la population des cantons acceptants et rejetants, selon le recensement de 1837). Un texte aussi chaleureusement reçu avait pour lui la légitimité ; il pouvait donc, en bonne conscience, être promulgué.

En réalité, les chiffres sont moins exaltants. Il y avait, à cette époque, environ quatre cent cinquante mille électeurs (les Confédérés établis hors de leur canton d'origine n'ayant, pour la plupart, aucun droit politique). Deux cent mille participèrent au vote. Soixante mille repoussèrent le projet, cent quarante mille l'acceptèrent. Nous faisons abstraction, ici, des résultats du Tessin et des Grisons, qui ne sont pas connus. Mais il ne paraît point qu'ils dussent changer la proportion. N'oublions pas, enfin, que les Fribourgeois auraient voté non, s'ils avaient été consultés.

La première Assemblée fédérale se réunit le 6 novembre 1848 (cent onze députés pour le Conseil national et quarante quatre pour le Conseil des Etats) et élit, Chambres réunies, le 16 novembre, sept Conseillers fédéraux (au nombre desquels figurent Ochsenbein et Druey).

Les barrières cantonales tomberont le 31 décembre 1850 à minuit au profit d'une union douanière douée d'une monnaie unique, le franc, de poids et mesures unifiés (pied, livre et pot ; MKSA dès 1874), d'une poste à tarif unique et d'une armée centralisée (pour un code civil unique, par exemple pour la possibilité de mariages mixtes, il faudra encore attendre !).

Il faut considérer ce processus comme un coup d'Etat et le dater soit du 27 juin 1848, soit du 12 septembre 1848 (et prendre l'une de ces deux dates comme « Fête nationale », à l'instar d'un 14 juillet 1790, et non un mythique 1er août, au surplus féodal, moyennageux... tout sauf républicain !). La constitution fédérale de 1848 naît alors et la revision totale de 1874 ne la modifiera pas substantiellement (les modifications concerneront surtout le chapitre du partage de compétences Etat fédéral - Etats fédérés). Et nous savons que la constitution du 18 avril 1999, entrée en vigueur le 1er janvier 2000, ne constitue guère qu'un « toilettage ».

Schéma
pour résumer

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Source : Aubert, Traité de droit constitutionnel suisse, Neuchâtel, 1967
(Cartes : Grandjean/Jeanrenaud, Histoire de la Suisse II, 4e édition, Lausanne, 1965)

mh /
septembre 1999, rev. novembre 2013
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